Au debut il y a le point.
Au debut il y a le point. Des qu'il y a un point quelque chose se passe: le bout de papier devient champ.
Ce n'est plus un point sur un bout de papier, c'est un point a l'interieur d'un champ pictural. Il ne faut plus penser point,
il faut penser champ autour de point; point au centre du champ, unite du point et de l'espace blanc autour du point: penser point-espace.
Il y a possibilite de resonance. Le premier point donne vie a la page. Le bout de papier devient possibilite de dessin,
pas dessin mais possibilite. C'est un cataclysme. L'effacer serait de detruire le champ auquel on vient de donner naissance, le champ dans
lequel deja se forme notre espace corporelle. Je dit bien espace corporelle car le premier point c'est notre corps qui lui a donne vie et
c'est dans l'espace imagine par notre corps qu'il est aller prendre place. Deux fois corps dans un point. L'effacer ? L'effacer c'est
s'effacer soi-meme.
Le point n'occupe aucune dimension, on ne peut le diviser. Il n'a aucune profondeur. Le point active un champ, mais ne le deplace pas.
Le point est centre, mais n'est pas limite. Il est la, il nous interpelle, mais il ne nous mene nul part; il nous rebondit hors du champ.
Il ne provoque pas de mouvement: il n'emeut pas. Il vit hors du temps.
Ensuite la ligne. La ligne, comme dit le Vinci, est le deplacement du point, ou bien, comme dirait Klee, c'est la tension entre deux
points. Moi je dit que la ligne laboure. Ligne-eclatement. La ligne separe le champ en deux secteurs, gauche-droite, haut-bas. Mais cela
seulement si la ligne est force, si elle vit. Une ligne qui vit commence en dessous des orteilles, passe par la panse, dans le coeur, epaule,
bras, poignet, glisse dans la paume de la main, et exhale des doigts. Une ligne qui vit est plus souffle que ligne. Flux et reflux. Cette ligne ce fait avec les boyaux, elle en sort et elle y
retourne. Quand on la fait il faut sentir que quelque chose se passe au plus profond de nous. Et la, sur la page, il y a resonance.
Resonance entre le blanc de la page et le noir de la ligne: ligne-espace. Eclatement du champ pictural, champ laboure, champ dechire.
D'abord dechirure des deux cotes de la ligne, resonance blanc-ligne des deux cotes. Et puis ligne-mouvement: le deplacement du point d'ici a la
qui engendre le deplacement de l'oeil d'ici a la, deplacement du corps d'ici a la, deplacement en profondeur sur la page plane. Ligne schizo dechirure-deplacement.
Elle est limite du champ en meme temps d'etre deplacement a l'interieur du champ. Tout deplacement est aussi limite, deplacement dans un mode limite dans un autre.
C'est la limite sur la page blanche, et c'est le deplacement a l'interieur de la page blanche. Limite en deux dimensions et deplacement en trois.
Que devient alors la page blanche? Champ eclate, champ troue.
Resonance de part et d'autre du trait qui mene d'ici a la. Le trait donne une identite au champs adjacents et mene l'oeil le long de la cicatrice.
Le trait nomme en meme temps qu'il se promene sur la page. Le trait c'est Moise traversant la mer rouge. Elle cree et retient des deux cotes de son
passage un espace vivant. Il n'y a pas de place pour les espaces morts dans un dessin; il n'y a pas d'art de la mort.
Spirituellement, le trait c'est le voyage. Celui qui fait le trait voyage dans l'inconnu, des que la mine de graphite touche le papier c'est
l'inconnu au point de depart. A partir de la notre corps nous mene dans le vide de la page et c'est le corps du spectateur qui le fera
suivre, lui, le voyage qu'a fait l'artiste. Voyage de Goya au-travers de cadavres ecorches, voyage de Van Gogh au-travers de troncs tortures,
ou meme voyage du Vinci a l'interieur du deluge dechaine. Ce dure voyage dure le temps du souffle de l'artiste, le temps de son emotion.
Tant que l'emotion s'ecoule de son bras le trait dure. C'est la que ca se gate, le trait porteur d'emotion, le trait affect, le trait
devenir n'est jamais tres long. Peu d'etres humains ont su faire un long trait qui as pu tenir l'emotion tout le long. Meme Rembrandt ne
vas pas loin dans l'inconnu avant de reprendre son souffle. Michelange est peut-etre alle le plus loin sans jamais cesser de rever,
sans jamais lacher l'emotion du debut a la fin du trait, il tient et il nous tient. Le trait c'est un voyage emotionel,
il nous mene a travers des niveaux d'intensites toujours changeants toujours nouveaux. D'un plan emotionel a un autre, d'ici a la.
Le trait ne cesse de vivre et de resonner, chaque fois que quelqu'un fait le voyage il s'enrichit, il se creuse comme un chemin de montagne.
On part du genou et on se retrouve a la hanche et entre temps on a vecu la meme chose qu'il a vecu en faisant le trait, la meme chose
que tel ou tel a vecu il y a cinquante, cent, deux cents ans en voyageant sur ce meme trait.
Faire un trait est acte de foi. Savoir que l'on va survivre au voyage, qu'apres avoir tout donne on pourra retourner a la vie,
sortir de la page vivant. Regarder un trait est aussi acte de foi. Quand on regarde un trait il faut savoir tout donner a l'artiste,
avoir foi en lui, lui qui vous menera quelque part ou vous n'etiez jamais aller avant. Si l'artiste n'as pas ete honnete, si lui meme
n'as pas oser faire le voyage dans l'inconnu, si lui-meme n'as pas eu la foi d'y aller seul, il vous trompe, vous ment,
et a la pretension de croire que l'on a le temps pour son dessin, que l'on va lui donner notre oeil, notre corps,
notre ame pour penetrer son excrement ? Jamais il n'arrivera a toucher quelqu'un si il n'as su se donner lui-meme.
Est-ce que Van Gogh avait peur ? Est-ce que Cezanne avait peur ? Van Gogh lui meme dit qu'il veut sortir de sa solitude
par le biais de sa peinture, et il donne toute son ame dans chaque trait qu'il laboure dans sa page, et on l'aime pour cela Van Gogh.
Il ne nous trahit jamais, ni lui, ni Cezanne. On peut tout leur donner car eux nous ont deja tout donne et leur voyage et un voyage vrai
au terme duquel on sort enrichit, vivant, sauve.
La tache, pas la macula de Barthes, la tache et rien de plus. The mark. La tache elle tient quatre espaces au lieu des deux de la ligne.
Elle rasonne au nord, au sud, a l'est et a l'ouest. Elle pousse le champ dans une direction ou une autre selon la volonte du peintre.
Taches des aquarelles de Cezanne qui tiennent l'arbre; le montagne et le ciel. Qui pousse dans le tronc, la tache creatrice de tension.
Le lavis.
Aaron Menuhin, 2006.